« Reste que les larmes, si elles viennent dire la déchirure, viennent en même temps l’adoucir, la panser, la rendre habitable. Elles sont à la fois une puissance d’extérioration de la déchirure intérieure et une puissance de cautérisation. Moyennant quoi, dans la mesure où elles extériorisent l’intime, elles rendent possible l’unité du vivant au cœur même de sa déchirure. C’est pourquoi elles consolent alors même qu’elles s’écoulent. »
Anne Lécu, Des larmes
En me regardant dans le miroir hier soir, je me suis dit « j’ai les yeux d’une femme qui pleure souvent ».
Oui je pleure en ce moment, je pleure plus qu’autrefois, je pleure seule, beaucoup, je pleure dans la rue, je pleure parfois devant quelqu’un, je pleure avec mon amie Ariane, je pleure de tristesse, de fatigue, d’impuissance… face à la maladie qui évolue.
Ariane se retire de la vie, tout de son corps lui est enlevé, chaque jour elle fait le deuil d’une faculté motrice. Même si elle a toute sa tête, comme on dit, perdre le corps, cet outil merveilleux qui nous est donné pour vivre sur terre, est une épreuve de chaque instant.
J’ai appris, grâce à ce qu’il m’est demandé de vivre avec Ariane à travers sa maladie, à prendre conscience du moindre de mes gestes, vous savez tout ce que nous faisons sans nous en rendre compte, je ne parle même pas de marcher, mais de me gratter, de pouvoir ajuster ma manche, de porter la fourchette à ma bouche, de tourner les pages de mon livre… Tout ce qui nous paraît normal, et même qui nous semble dû, et qui tient pourtant du miracle d’être sur terre avec et dans notre corps.
Alors, oui, je pleure et je laisse mes larmes couler, et je ne m’empêche jamais de pleurer avec Ariane, car lorsque nous pleurons ensemble les larmes nous mettent dans un autre lieu de nous-même, non pas un lieu d’effondrement, mais un lieu de douceur qui conduit à la joie, à une joie sans objet qui nous vivifie.
Je cite encore Anne Lécu, dans son magnifique essai « Des larmes » :
« La possibilité de pleurer devant quelqu’un serait donc la possibilité d’extérioriser le déchirement sans être déchiré, de restaurer l’unité au cœur même du déchirement. En perdant la maîtrise, en s’abandonnant à l’impuissance, voire à la déchirure, celui qui se laisse aller aux larmes retrouve paradoxalement une autre puissance, unificatrice de son être. Il se tient dans le déchirement sans être déchiré et c’est parce qu’il se tient dans le déchirement qu’il n’est pas déchiré. »
Il n’est plus l’heure avec Ariane de faire semblant (il n’est jamais l’heure mais la maladie nous le rappelle), il n’est plus l’heure d’être dans le déni, ni encore dans le divertissement. J’essaie de faire la différence entre laisser se dire la douleur et m’y identifier. C’est subtil, car il y a une partie de moi qui a envie de se rouler dans la souffrance et de ne jamais en sortir. Dans ces moments-là je ne suis pas dans l’amour, et je sens bien que ce n’est pas ainsi que je peux aider Ariane, ni même la laisser partir et lui faire confiance dans ce qu’elle a à vivre.
Alors je tâche de me hisser quand je suis avec elle, et cela peut se faire aussi dans les larmes, j’essaie de la rejoindre là où elle est en bonne santé (j’ai écrit un texte sur ce que j’appelle la grande santé…). Cela ne veut pas dire que je suis forte, mon dieu non, mais je tente d’être là, avec elle, dans l’instant, en mettant l’amour en premier,
Si vous saviez comme ils sont beaux ces moments où je lui passe simplement un gant doux et tiède sur le visage, où je lui donne des petites cuillerées d’un œuf à la coque, en essayant de trouver le rythme juste, comme lorsque nous jouions ensemble. Ces moments-là sont d’une intensité rare, ce sont eux qui me permettent ensuite de la quitter et de vivre ce que la Vie me propose.
« L’effondrement vient de l’absence de l’autre, tant dans la déception (même physiquement présent l’autre est absent), que dans le deuil. Peuvent tenir bon ceux qui ont façonné dans leur existence un « espace potentiel » suffisamment riche pour supporter l’absence, parce qu’ils ont aimé et ont été aimés et que l’amour ne meurt pas avec la mort. »
Anne Lécu, Des larmes
